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Point de vue de Béatrice Guedj, IEIF

Commerces : prises de températures post-déconfinement et enjeux à moyen terme

Rebond ou rattrapage, et pour combien de temps ? C’est la question que se posent tous les acteurs du commerce... Alors que les consommateurs prennent tout juste le chemin des magasins, une analyse approfondie montre qu’il faut rester prudent. Béatrice Guedj, Senior Advisor pour l’IEIF, a scruté quelques indicateurs clés et nous livre son analyse face à ces questions, qui auront forcément un impact sur les relations bailleurs/preneurs.

Déplacement trackés par smartphone (commerces et loisirs) © Sources : Google

Le déconfinement s’organise progressivement, même si la distanciation sociale et les protocoles de sécurité pèsent physiquement à l’intérieur des boutiques : les indicateurs à haute fréquence de Google témoignent d’un retour de la fréquentation vers les destinations commerciales, et cela partout dans le monde. 

Perte sèche de chiffres d’affaires de 15 % a minima

Dans les pays ou le confinement a été strict, France, Italie et Espagne, la baisse du chiffre d’affaires des commerces physique hors-alimentaire a été de 16 % en moyenne, sur deux mois. Cette perte sèche ne sera pas compensée totalement par le rebond technique (1). La distanciation sociale pèse sur la capacité d’accueil, et les ménages pourraient être plus fourmis que cigales vues les incertitudes sur leur situation personnelle à venir. Au-delà d’un moral qui a pu être plombé par le confinement, les ménages européens ont une très bonne compréhension des effets collatéraux de la crise sanitaire sur l’environnement économique à moyen terme : les effets directs seront douloureux. Ils pourraient passer d’un comportement « d’épargne forcée » à celui « d’épargne de précaution », et cela d’autant que certains ménages ont vu leur revenu être amputé par le chômage partiel.

Dans le cas de la France, le déconfinement du 11 mai sonne comme une renaissance pour les commerces, mais la situation n’est pas gagnée pour autant (2). Les premières données témoignent d’un rebond de la consommation, plus significatif que ceux observés en Espagne ou en Italie. Toutefois, une analyse détaillée des données françaises appelle quelques remarques : 

  1. La hausse de la consommation post-11 mai mesurée par les dépenses, par cartes bancaires notamment, concerne essentiellement les achats de biens durables, des dépenses non effectuées faute de confinement. Le graphique ci-dessus montre en effet que ce sont les secteurs de l’électronique, automobile et autres qui sont passés en régime positif. En revanche, les dépenses de consommation associées à l’ensemble des autres secteurs restent en deçà de leur régime moyen.  
  2. Les commerçants ont choisi une stratégie active de promotions pour se « refaire » et engager activement une reprise, comme en attestent les déflateurs de la consommation. 
  3. Les données témoignent d’un effet de rattrapage, plus qu’un retour à la tendance. 
  4. En outre, le rebond technique observé sur ces 15 premiers jours ne doit pas faire oublier les données tangibles de contraction de la consommation telles que mesurées par la comptabilité nationale des mois de mars et d’avril. Ces données donnent le vertige tant les dépenses ont dévissé : -55 % pour les biens durables sur mars et avril 2020 comparativement à leur niveau sur un an, dont -67 % pour le textile et l’habillement, -50 % pour l’équipement personnel, -45 % pour l’équipement du logement, des activités hébergées en pieds d’immeubles, centres commerciaux ou parcs d’activités.

Baisse des dépenses de consommation (%) :

 

Consommation des ménages (base 100 début 2017) :

Temps court versus temps long

Cette remarque est essentielle dans la période de discussions et de concorde entre locataires et propriétaires. Le rebond observé est celui du temps quasi immédiat, deux semaines, à opposer aux deux mois de pertes sèches et au temps plus long, celui du bail et de l’ « équilibre coopératif » entre locataires, bailleurs et commercialité de la localisation et de l’actif. Même si le niveau d’épargne en France culmine désormais à 60 Mds€, cette épargne ne sera pas instantanément dépensée : une partie de la demande, notamment en services, est perdue de manière irréversible. Pour retrouver leur niveau d’avant crise, il faudrait imaginer un scénario de « frénésie de consommation », plus qu’un « revenge shopping » puisque les dépenses devraient, au total, être multipliées par 1,5 : plus spécifiquement, par quasi sept dans le textile et l’habillement, par trois dans l’équipement de la personne, par 2,5 dans l’équipement du logement. Ce scénario est pour l’instant antagoniste avec les messages envoyés par les indicateurs de confiance des ménages.

Ces quelques éléments d’analyse décryptent les enjeux à venir pour le commerce dans son ensemble. Rappelons qu’en 2009, le taux de défaillance dans le secteur du commerce avait été de 20 % pour une contraction du PIB de 3 % : d’une manière générale, il existe une forte corrélation asymétrique entre taux de défaillance et croissance du PIB. Une simple régression économétrique montre qu’avec une baisse attendue du PIB (entre 8 et 12 % selon les différentes institutions de prévision) le taux de défaillance devrait « mécaniquement » rebondir à un niveau historiquement élevé, bien supérieur au 20 % de 2008. Les mesures engagées par le gouvernement pour soulager la trésorerie des entreprises devraient absorber le choc à court terme (3). Une photographie instantanée, sur données à fréquence mensuelle, permet de mesurer le risque qui pèse sur le secteur par la relation entre indicateur de confiance et taux de défaillance : la relation est aussi robuste que celle avec le PIB. Même si la chute brutale des indicateurs de confiance des commerçants est à lier au confinement, sa direction dans les prochains mois permettra de mesurer l’amplitude des dégâts ou pas. D’après nos estimations, sur un million d’unités de commerces, près de 85 % étaient totalement fermés, dont 41 % dédiés à la restauration, soit une perte de quasi 25 % pour ce secteur, pour deux mois de confinement. Sur les 475 Mds€ de chiffres d’affaires annuel enregistré par les magasins physiques, dont 245 Mds€ sont associés au non alimentaire, près de 35 Mds€ de chiffre d’affaires en moyenne, selon nos simulations, n’auraient pas été réalisés, toutes choses égales par ailleurs, de la mi-mars à la mi-mai. 

Le gouvernement a probablement fait des calculs similaires en lançant « l’appel » au dialogue entre bailleurs et locataires. Cet appel vise à éviter les faillites en cascade des TPE, PME, qui plomberait les chances de reprise durable du secteur et celle du rebond du PIB en 2021, en sus d’une hausse du chômage. Du côté des bailleurs, quel que soit l’univers de référence, des véhicules cotés au non coté, les enjeux sont de taille, pas uniquement en France. 

Dans le monde, les foncières commerces (REITs, pour Real Investment Trust), spécialistes des centres commerciaux, continuent d’être sanctionnées par les conséquences de la crise sanitaire qu’a imposé le confinement et par l’anticipation des investisseurs des difficultés des enseignes, et d’une baisse potentielle des revenus. La capitalisation des REITs a fondu, et le niveau de décote sur l’ANR est aussi historique que vertigineux. Pour les véhicules non cotés, institutionnels ou drainant l’épargne publique, les enjeux sont cruciaux, car in fine, il s’agit d’honorer une promesse de rentabilité exigée d’un investisseur pour le compte d’un tiers, une caisse de retraite, un assureur vie (un fonds de pension…) ou un petit épargnant. Le monde n’est pas manichéen, il est complexe pour l’ensemble des parties. Après la Charte de bonnes pratiques, à quand l’Union Sacrée de toutes les parties ?

Défaillances (% sur un an) et climat économique (%) :

Indice des prix des REITs commerces (base 1000 fin 2019) :


1. C’est le cas en Chine, qui a levé le déconfinement deux mois avant l’Europe.

2. L’hybridation commerce physique et digital a été renforcée au profit du e-commerce pendant le confinement, et la digitalisation s’est accélérée de manière forcée, pour le plus grand confort des consommateurs. L’écosystème physique-digital a pris tout son sens, puisque même les petits commerçants ont pu préparer les commandes en ligne et agir comme des click-and-collect pendant la période de confinement : durant cette période de suspension, certaines petites librairies se sont organisées, même si la démarche est plus symbolique que profitable. D’une manière générale, il faut éviter que certains comportements d’achats en ligne « ponctuels » ne deviennent structurels chez les consommateurs, avec un effet d’éviction accéléré des petits commerçants par les grands, voire d’une désertification des centres-villes.

3. Le dispositif est plus large, via d’importantes aides publiques, reports de charges et mesures plus générales (chômage partiel, prêt garanti par l’État) ou spécifiques s’agissant des TPE (fonds de solidarité, report/annulation des charges fiscales et sociales, aide des régions…). 


Article issu du dernier magazine Business Immo 166.

Pour consulter le dossier « Commerce, une reprise à quitte ou double »

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