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Point de vue de Jérôme Le Grelle, CBRE France

Le digital : hier menace, aujourd’hui sauveur du commerçant

La crise sanitaire a mis en lumière à la fois le rôle stratégique du e-commerce et celui du magasin pour assurer le service au consommateur. Ce paradoxe, qui n’en est pas un, invite à prendre toute la mesure de ce que nous savions déjà : l’avenir du commerce passe par l’intégration des techniques digitales à son modèle d’exploitation. Les commerçants sont en première ligne, mais les centres commerciaux, les collectivités et les organisations professionnelles ont aussi un rôle clé à jouer.

© Piman Khrutmuang / Adobe Stock

Les ventes en ligne (drive et livraisons) ont connu durant le confinement une croissance exceptionnelle qui s’explique aisément par la fermeture des magasins ou les restrictions de déplacement des consommateurs. En conséquence, nombre d’entre eux ont effectué à cette occasion leurs premiers achats en ligne, et sans doute pas les derniers.

Est-ce une menace pour le magasin ? Au contraire.

Pendant le confinement, le taux de croissance des ventes en ligne a été de 100 % pour les enseignes traditionnelles, contre 15 % « seulement» pour les pure players du e-commerce. 

C’est bien le signe que la digitalisation du commerce peut et doit passer à la vitesse supérieure. Aucun secteur ni aucun format de commerce ne devrait y échapper.

Du robot logistique au drive fermier

Prenons quelques exemples très différents. Dans la grande distribution alimentaire, Casino (Monoprix, Franprix) compte tirer bientôt les fruits de ses accords avec l’opérateur de solutions logistiques automatisées Ocado et de son investissement accéléré dans de grands entrepôts robotisés utilisant l’intelligence artificielle pour accélérer à la seconde près la préparation des commandes. Le groupe mise sur la productivité démultipliée de son outil logistique pour élever rapidement le volume de ses ventes en ligne. Les économies d’échelles réalisées doivent rendre le nouveau modèle d’exploitation omnicanal des enseignes globalement rentable.  

À une tout autre échelle, on a vu fleurir des plateformes de vente en ligne de produits alimentaires regroupant des commerçants, des restaurateurs ou encore des producteurs (drives fermiers). Leur positionnement affirmé – bio, local, qualité… –  explique un succès qui devrait perdurer au-delà de la crise sanitaire.

De manière plus diffuse, nombre de commerçants indépendants se sont efforcés de trouver des solutions pour continuer à servir leur clientèle en mode « dégradé » : livraisons, drive piéton, horaires adaptés, restauration à emporter…  Autant d’adaptations grandement facilitées par l’existence préalable d’outils digitaux permettant de gérer des commandes et des livraisons et de maintenir un lien constant avec la clientèle à distance. C’est par exemple ce qu’ont réussi à faire certaines librairies indépendantes bien préparées à cette situation de crise, quand d’autres ne s’en sortaient pas.  

Ces stratégies ont en commun de recourir aux techniques digitales les mieux adaptées pour assurer la résilience et le redéploiement des activités.

Comment accélérer la digitalisation du « petit » commerce ?

Dès lors, l’attention des collectivités et des organisations professionnelles devrait se porter de plus en plus sur les soutiens à apporter à la digitalisation du commerce. C’est d’ailleurs ce qu’ont fait, dès le mois de mars, le ministère de l’Économie et la Fevad, en invitant les prestataires de services spécialisés à proposer aux commerçants des offres préférentielles.

Pour autant, si pour nombre de commerçants la crise a pu être l’occasion de franchir le pas, ou d’y penser, il serait naïf de croire à un mouvement spontané massif de digitalisation du commerce indépendant ou franchisé dans les mois qui viennent. Les collectivités devront nécessairement accompagner ce processus.

La place de marché, une fausse bonne idée

Une approche consiste à créer des places de marché locales. Les commerçants adhérents à un service comprenant un portail grand public de vente en ligne et différentes prestations de gestion et surtout de livraison. Les consommateurs commandent sur le site et se font livrer par la plateforme. 

Arrêtons-nous sur ce modèle qui a toutes les apparences de la vertu : les clients trouvent toutes les boutiques en ligne de leurs commerçants au même endroit et ces derniers bénéficient, sans effort d’apprentissage, d’un service global et d’économies d’échelle.  

Remarquons que la place de marché a un air de déjà vu : elle ressemble trait pour trait à un centre commercial virtuel. Elle réunit des offres marchandes sous une même bannière (à défaut de toit) et canalise des flux numériques (à défaut de flux physiques). Elle ne suscite pas des déplacements, mais des livraisons. 

N’y a-t-il pas lieu de s’interroger la duplication virtuelle d’un modèle né au siècle dernier ? 

Demandons-nous quel intérêt présente une place de marché locale pour le consommateur. Identifier des commerçants ? Pas vraiment : soit Google et Facebook font déjà cela très bien pour lui, soit il connaît déjà les magasins qui sont tous en proximité. Se faire livrer l’ensemble de ses courses en une fois ? Oui, mais ce service n’est pas proposé. 

Pour le commerçant, ensuite, la solution a les défauts de ses qualités. Ce qu’il gagne en simplicité — une vitrine toute faite qui vient remplir une case dans une catégorie correspondant à son activité — il le perd en personnalisation et en ciblage. Or on sait que la segmentation croissante des marchés de consommation impliquera à l’avenir des stratégies de conquête de plus en plus fines de la clientèle. 

Il est sans doute plus efficace de construire une communauté de clients via des outils de communication bien pensés que de s’en remettre au trafic généré par une place de marché dont le seul caractère distinctif est d’être locale. 

Enfin, pour les villes, quelle dynamique attendre d’une place de marché qui se présente comme le miroir (pâle et imparfait) du commerce local, donc comme une solution alternative à sa fréquentation physique ?

Il y a certes un argument en faveur de la place de marché : elle permet de mobiliser rapidement un grand nombre de commerçants qui franchissent collectivement le pas vers la digitalisation de leur activité. Encore faut-il que la direction suivie soit la bonne. 

Comment, alors, accompagner les commerçants dans leur transformation digitale ?

Passer de l’e-commerce au magasin augmenté

Il faut d’abord cesser de raisonner comme s’il y avait d’un côté le magasin, de l’autre le site web, et une gestion des stocks entre les deux. Ne plus penser « e-commerce », mais « augmentation du niveau de service ». Ce n’est pas un simple glissement sémantique, mais une remise à l’endroit des enjeux. Car au fond, le capital initial du commerçant, la plupart du temps, c’est son magasin. Sa clientèle, la présence humaine et le conseil des vendeurs, son insertion dans le tissu local, son ambiance particulière, sa fonction de stockage… Voilà ce qui constitue l’actif à faire fructifier, et à quoi il faut employer les outils digitaux et les solutions logistiques. 

L’enjeu n’est donc pas d’être visible sur internet pour pouvoir vendre en ligne. Il est d’augmenter l’efficience du magasin en l’enrichissant de services. 

« Vous ne pouvez pas vous déplacer, nous vous présentons nos produits, nous vous les livrons. Vous souhaitez gagner du temps en commandant à l’avance, savoir si un article est en stock, c’est possible. Vous souhaitez être informé de nos promotions, suivez-nous sur…, etc. »

Tous ces services supposent une organisation (de l’espace et des équipes de vente), des outils de gestion et des compétences qui doivent être intégrés à l’exploitation. 

L’effort des collectivités et des organisations professionnelles devrait porter sur ce qui est mutualisable à l’échelle d’une communauté plus ou moins grande de commerçants : la formation et l’accompagnement dans le choix des bons outils d’une part, le service de livraison d’autre part. Il y a évidemment des gains d’efficacité à trouver dans l’utilisation d’un même service de livraison sur un marché local. 

Et les centres commerciaux ? 

Si l’on retient de ce qui précède que la digitalisation du commerce ne doit pas consister à reproduire le modèle du centre commercial au format numérique, alors l’idée d’une place de marché associée à un centre commercial n’a pas beaucoup de sens. Elle peut sembler conceptuellement séduisante, sauf que ni les clients ni les commerçants n’en ont réellement besoin.

En revanche, le bailleur est tout désigné pour soutenir les commerçants dans leurs démarches de digitalisation (sensibilisation, formation, accompagnement) et pour créer les conditions d’un service logistique performant. Il peut le faire assez aisément en facilitant l’adaptation physique des locaux au stockage et en proposant un opérateur de livraison commun à l’ensemble des commerçants, dont le service serait inclus dans les charges.

Autonomie et rentabilité : chacun son métier

Pour le consommateur, la digitalisation du commerce est en train de devenir la norme, à l’instar de ce qui se passe dans les services publics. En conséquence, les services apportés par le commerçant, qu’ils soient gratuits ou payants (livraisons) doivent trouver leur place dans un modèle d’exploitation rentable. Le rôle de la collectivité ne doit donc pas consister à subventionner le commerce en payant à sa place les charges qui lui reviennent. Imagine-t-on une ville prendre en charge les consommations électriques des commerçants ? 

Il faut aussi se garder de projets publics locaux qui voudraient imposer aux commerçants des stratégies communes de digitalisation. À chacun son métier : aux commerçants d’adapter leur modèle d’exploitation, aux collectivités d’adapter les services publics et les infrastructures qui vont les y aider, dans l’intérêt général, et sans empiéter sur leur autonomie. L'organisation des livraisons est évidemment une piste de réflexion majeure, d’autant que les enjeux en sont multiples : économies d’échelles (via un opérateur unique), mais aussi rationalisation des flux motorisés, promotion des modes non polluants, partage de l’espace urbain, usage des rez-de-chaussée, etc. 

Ne regardons plus le e-commerce par le petit bout de la lorgnette : sa part de marché. Elle augmente ? Tant mieux si c’est le signe d’une transformation digitale réussie. Reste à concrétiser cette ambition, qui ne passe certainement pas par une « couche » additionnelle de vente en ligne, mais par un modèle d’exploitation renouvelé par l’apport des techniques digitales.