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Gaëtan Berger-Picq - CMS Bureau Francis Lefebvre

La franchise de loyer ne serait-elle plus qu’une réduction de loyers ?

Pour certains services fiscaux, la franchise de loyers consentie en contrepartie d’un engagement ferme sur la durée du bail ne serait qu’un mirage, masquant un paiement des loyers par compensation avec un service rendu par le locataire, consistant dans l’engagement pris sur la durée ferme supérieure au minimum légal. Cette théorie repose sur un fondement très discutable et met en danger la sécurité juridique établie jusqu’alors sur le sujet. Il est donc urgent de clarifier cette situation.


Il est fréquent que les baux commerciaux comportent une première période de franchise, durant laquelle le locataire ne paie pas de loyers.

Pourtant, cette gratuité temporaire ne serait qu’apparente à en croire certains services fiscaux qui estiment que la franchise n’existe pas lorsqu’elle est accordée en contrepartie d’un engagement du locataire sur une durée ferme du bail (ce qui est généralement le cas puisque le bail est le fruit de concessions réciproques - le bailleur n’accordant pas de réductions de loyers sans contrepartie et le locataire ne s’engageant pas sur la durée sans en tirer des avantages…).

Selon l’administration, il faudrait voir dans cette situation un paiement des loyers (que les parties avaient pourtant cru couvrir par la franchise), par compensation avec le paiement d’une créance d’égal montant du locataire sur le bailleur, issue du service fourni par l’engagement pris sur la durée du bail.

En découlent des rehaussements de TVA chez le bailleur qui n’avait pas conscience d’avoir perçu des loyers sur la période de la franchise et chez le locataire qui n’avait pas imaginé rendre un service taxable au bailleur en s’engageant sur la durée du loyer.

Mais pourquoi une telle approche dans le cas précis des baux commerciaux, alors que, comme toute convention, ils sont le résultat de concessions réciproques ?

L’explication se trouve dans la conjugaison de deux dispositions légales :

- L’une est issue du Code de commerce et prévoit qu’ « à défaut de convention contraire », le preneur « a la faculté de donner congé à l’expiration d’une période triennale » (article L 145-4) ;

- L’autre se trouve dans l’article 256 IV du Code général des impôts, qui précise qu’au regard de la TVA, « le fait de s’obliger à ne pas faire ou à tolérer un acte ou une situation » est un service.

La clé de voûte du raisonnement de l’administration réside ainsi dans l’idée que le locataire qui accepte de s’engager sur une durée ferme renonce à la faculté de résiliation triennale du code de commerce et fournit ainsi un service au bailleur au sens de la TVA.

Et puisqu’il n’est pas rare que le bail stipule que la franchise de loyers est accordée en contrepartie de l’engagement du preneur sur la durée ferme de location, l’administration estime que la démonstration est faite que le prix du service rendu par le locataire correspond exactement à celui du loyer de la période de franchise.

Inutile donc de chercher à évaluer le prix du prétendu service rendu par le locataire, il est par définition égal à la franchise de loyers.

D’apparence rigoureuse, ce raisonnement est un syllogisme fondé sur deux propositions dont la validité est en réalité très discutable :

1. Le locataire rend un service au bailleur ;

2. Ce service est la contrepartie exacte de l’octroi de la franchise.Il en découle que le prix de ce prétendu service est égal à celui de la franchise.

Nous pensons donc que la renonciation du locataire à la faculté de résiliation triennale n’est qu’une des modalités du bail et qu’elle ne constitue en aucun cas un service autonome dont il peut être sérieusement prétendu qu’il serait payé par compensation avec une fraction des loyers.

Le locataire rend-il un service au bailleur ?

Commençons par vérifier la première proposition, suivant laquelle le locataire rendrait un service au bailleur en renonçant au droit qu’il tient du Code de commerce.

Celle-ci parait hâtive, car elle omet de s’assurer de l’existence préalable du droit auquel le locataire est censé renoncer.

Pour renoncer à un droit, il faut en effet disposer de ce droit.Or, le bail, dès sa conclusion, exclut la possibilité de résiliation triennale par le locataire.

Affirmer que le locataire renonce à son droit de résiliation triennale suppose donc d’admettre que ce droit préexiste à la conclusion du bail, ce qui ne nous parait pas aller de soi.

En effet, nous ne pensons pas que la faculté de résiliation triennale d’un bail commercial soit inscrite dans le patrimoine juridique de toute personne physique ou morale dès son arrivée au monde ou sa création. Nous croyons plus vraisemblable que ce droit n’existe qu’avec la conclusion du bail auquel il est susceptible de s’appliquer.

Avant la conclusion du bail, ce droit à résiliation n’est au mieux que théorique et la renonciation à un droit théorique ne caractérise pas un service.

Puisque l’un des piliers de la compensation repose sur l’existence d’une renonciation du locataire à ce droit, il appartient aux partisans de cette thèse d’en apporter la démonstration.

Il ne faut, en effet, pas perdre de vue que la théorie de la compensation s’inscrit en contradiction avec la lettre du bail commercial, puisqu’elle revient à nier totalement l’existence de la franchise.

Pire, cette théorie se heurte directement à la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union Européenne qui a jugé qu’un locataire qui s’engage, même moyennant paiement par le propriétaire, à devenir locataire et à payer le loyer ne fournit pas une prestation de services au propriétaire (CJUE 9 octobre 2001 aff. 409/98, 6e ch., Mirror Group plc et CJUE 9 octobre 2001 aff. 108/99, 6e ch., Cantor Fitzgerald International).

Les tenants de la thèse de la compensation doivent donc expliquer comment l’engagement de rester locataire pourrait être un service au regard de la TVA, alors que celui de devenir locataire ne l’est pas…

L’engagement du locataire peut-il être l’exacte contrepartie de la franchise de loyers ?

La deuxième proposition du syllogisme ne nous semble guère plus fiable. Celle-ci énonce que l’engagement du locataire (à supposer qu’il constitue un service rendu au bailleur) serait l’exacte contrepartie de la franchise de loyers.

Cette affirmation trouverait sa source dans les stipulations du bail suivant lesquelles la franchise est octroyée « en contrepartie de » l’engagement sur la durée ferme du locataire.

Cette lecture du bail est sélective et déraisonnable.

Sélective car elle consiste à accorder une importance significative à certaines stipulations, pendant que d’autres, toutes celles qui portent sur la franchise, sont totalement niées.

Déraisonnable car elle feint d’ignorer que le bail est le résultat de concessions réciproques et qu’il est naturel que le bailleur soit en mesure d’accorder des avantages d’autant plus importants au preneur que ce dernier accepte de s’engager sur une durée plus longue.

La franchise est bien, d’une certaine façon, octroyée « en contrepartie de » l’engagement pris par le locataire sur la durée du bail.

Mais la question n’est pas réglée en identifiant les engagements pris par les parties lorsqu’elles contractent le bail, encore faut-il déterminer si ceux-ci (à supposer qu’ils caractérisent des « services ») sont dissociables du bail.

En effet, si les concessions réciproques s’inscrivent dans le bail, il n’est pas sérieux de parler de compensation avec le bail. La compensation nécessite un service externe au bail.

Si, par exemple, le locataire acceptait de fournir au bailleur un service publicitaire en contrepartie d’une prétendue franchise de loyers, la compensation ne ferait certainement pas de doute.

Dans ce cas en effet, l’existence même du service fourni par le locataire ne serait pas discutable et la valeur intrinsèque de ce service serait évidente.

Nous entendons par « valeur intrinsèque » la véritable valeur économique, peu importe que son paiement s’opère en numéraire, en nature ou par compensation avec une dette du fournisseur.

Tel n’est selon nous pas le cas du prétendu service de renonciation au bénéficie de la résiliation triennale car, même si l’on y voit un service, celui-ci n’a d’existence qu’à travers le bail. Sans le bail, la renonciation n’existerait pas et sans elle, le bail n’aurait peut-être pas été conclu par le bailleur…

Nous pensons donc que la renonciation du locataire à la faculté de résiliation triennale n’est qu’une des modalités du bail et qu’elle ne constitue en aucun cas un service autonome dont il peut être sérieusement prétendu qu’il serait payé par compensation avec une fraction des loyers.

Finalement, la thèse de la compensation est loin d’aller de soi.Au-delà des considérations qui précèdent, elle crée aujourd’hui une insécurité juridique majeure sur l’ensemble des baux commerciaux en cours d’existence ou de négociation.

Son intérêt pour les finances publiques parait extrêmement limité au demeurant puisque l’essentiel des bailleurs et des locataires sont des récupérateurs de la TVA, de sorte que, même à la suivre, la TVA rehaussée d’une part doit généralement être restituée d’autre part.

Il est donc tant de clarifier la situation et d’arrêter de prendre bailleurs et preneurs en otage au milieu d’un champ d’expérimentation d’une thèse très douteuse.

Et si la franchise de loyers n’était qu’une réduction de prix consentie par le bailleur, comme tout le monde l’a pensé pendant des décennies ?

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